Un texte à lire, et à relire de Jean-François Dortier

La philosophie ? Ne posez surtout pas la question à un philosophe : 1 000 pages plus tard, vous n’aurez toujours pas la réponse !

On peut éventuellement faire plus court, comme Gilles Deleuze et Félix Guattari qui donnent leur solution en 220 pages (dans Qu’est-ce que la philosophie ? éditions de Minuit, 1991). Mais vous n’aurez alors que leur réponse. En l’occurrence, les deux amis déclarent que la philosophie, c’est « l’activité de créer des concepts ». La philosophie pourvoyeuse de concepts – ni vrais ni faux a priori – mais nécessaires pour penser : voilà une définition possible.

Mais cette réponse est loin d’être partagée par tous. Pierre Hadot, spécialiste de la pensée antique, soutenait que pour les Grecs ou les Romains, la philosophie antique avait été bien autre chose : elle était avant tout un art de vivre (1). Le philosophe était un « sage », qui se reconnaissait à sa barbe, au port d’une toge et à la volonté de mener une vie exemplaire, vertueuse et digne de l’humanité. Cette « bonne vie » impliquait l’étude mais aussi des « exercices spirituels » destinés à se forger une belle âme.

Mais, en décrivant le philosophe comme une sorte de « saint laïc », spécialiste de l’art de vivre, Pierre Hadot néglige un autre versant de la philosophie : la quête du savoir. Durant l’Antiquité, le philosophe était aussi un « maître de vérité » qui se souciait de détenir les connaissances les plus élevées (2). Les philosophes pratiquaient aussi la métaphysique, un sport intellectuel qui consiste à réfléchir sur les fondements de toutes choses : l’être, le temps, le néant, l’âme, la causalité ou le mouvement. Pour atteindre ce haut degré de connaissance, il fallait d’abord avoir acquis la maîtrise des mathématiques (« que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », était-il écrit à l’entrée de l’Académie de Platon), pratiquer l’astronomie, la médecine et les sciences naturelles.

Le philosophe se préoccupait aussi des affaires humaines. Il devait s’y connaître en rhétorique pour débattre du juste et de l’injuste. Il étudiait les passions ; il cherchait à comprendre comment fonctionne l’esprit ; on le voyait aussi comparer les systèmes de gouvernement pour savoir lequel était le meilleur, etc. À l’époque la philosophie englobait donc non seulement ce que l’on nomme les sciences de la nature mais aussi tout ce que l’on recouvre aujourd’hui sous le nom de sciences humaines.

En somme, le philosophe était une sorte de décathlonien de la pensée : pratiquant aussi bien la logique, la géométrie, la rhétorique, la métaphysique, les sciences de la nature, que la psychologie et la science politique. On comprend d’ailleurs qu’il se sente au-dessus du commun des mortels et des spécialistes en tout genre : médecin, architecte, stratège militaire ou géomètre. Pour Platon, seul le philosophe pouvait atteindre le ciel pur des « Idées », inaccessibles aux gens ordinaires.
Modèle qui prévaut jusqu'à kacRenaissance...Léonard


Le philosophe, enfin, est professeur. Non seulement au sens d’enseignant, il se veut aussi un « maître à penser » qui cherche à former des disciples et fonder une « école » à son nom. En ce sens, le philosophe est également un guide spirituel, ce qu’en Inde on appelle un gourou. Il fut parfois conseiller du prince (fricotant avec les puissants à l’exemple de Platon et Aristote) ; il s’est vu aussi en intellectuel engagé comme Voltaire. Parfois encore, comme un directeur de conscience à la manière des prêtres ou des psys : Cicéron définissait ainsi la philosophie comme « la vraie médecine de l’âme ».

Penseur, encyclopédiste, professeur, intellectuel, théoricien, moraliste, etc., on peut retrouver un peu tout cela chez les philosophes d’aujourd’hui. Avec cette petite différence que la science et les sciences humaines se sont émancipées de la philosophie. L’art de vivre relève aussi des psychothérapies et du développement personnel… La morale est l’affaire des comités d’éthique. Dès lors, sa place majestueuse, trônant au-dessus de tous les savoirs, est moins facile à admettre. D’où, pour le philosophe, le risque d’apparaître comme un bavard qui brille dans les salons et les émissions de télévision, qui brasse des idées dont personne ne saurait dire si elles sont justes ou fausses, utiles ou inutiles.

Bref, la philosophie a l’avantage de pouvoir se faufiler partout, l’inconvénient de n’être indispensable nulle part. Voilà pourquoi elle reste insaisissable.



La philo de A à Z…

Mieux qu’une introuvable définition, essayons de décrire la philosophie à partir de sa production. Après tout « nous sommes ce que nous faisons », disait Jean-Paul Sartre, le père de l’existentialisme. Autrement dit, il est vain de chercher une « essence » (une nature fondamentale) de la philosophie : elle n’est rien d’autre que ce qu’en font les philosophes. Il est impossible de définir la musique, mais il est facile de la reconnaître quand on l’écoute. Il en est de même pour la philosophie. Tel est le sens de la formule : « l’existence précède l’essence » (toujours de Sartre). Pas de nature fondamentale, mais une série de réalisations.

Donc, que font les philosophes ? Quelle partition jouent-ils ? Pour le savoir, rendons-nous dans une bibliothèque au rayon « Philo ». Nous voici face à une montagne de livres. Voilà ce que font d’abord les philosophes : des livres, des livres et encore des livres ! Un immense corpus de textes, accumulés depuis trois mille ans et qui s’enrichit chaque jour de centaines de volumes nouveaux.

Regardons par ordre alphabétique : je sais, c’est idiot, mais ma bibliothèque est rangée ainsi. Lettre A : cela commence avec Abélard, un moine du XIIe siècle, théoricien du « nominalisme »–une doctrine qui affirme que les idées qui nous servent à penser le monde ne sont que des mots et qu’ils ne peuvent jamais coller à la réalité. Les nominalistes s’opposaient aux « réalistes », pour qui les concepts doivent refléter l’essence des choses (à ce jour, le débat n’est toujours pas tranché). Abélard est aussi connu pour une triste aventure : un amour interdit avec Héloïse pour lequel il fut émasculé !

Après Abélard vient Aristote : un monstre sacré ! Il a dominé la pensée occidentale pendant dix siècles. Aristote fut d’abord l’élève de Platon avant de s’en démarquer pour fonder sa propre école, le Lycée. Relevons au passage ce fait récurrent. Les maîtres à penser cherchent à faire école et à former des disciples. Puis ces derniers s’empressent de prendre leur envol pour forger à leur tour leur propre doctrine. Il faut tuer le père pour s’imposer sur la scène : c’est une vieille histoire de filiation, de rivalité, d’école de pensée, de tradition et de renégats. Le phénomène existe également en politique, en religion, en art, en sciences humaines, etc. Les philosophes n’y échappent pas.

Aristote a aussi été le précepteur d’Alexandre le grand, mais il fut avant tout un savant complet qui a écrit sur tout : la logique, la politique, la rhétorique, les sciences naturelles et même une histoire des animaux.

Après Aristote, je trouve Avicenne et Averroès. Le premier, un Iranien, fut philosophe, médecin et astronome. Le second était andalou et a vécu au XIIe siècle. Tous deux écrivaient en langue arabe à l’époque de l’Islam des Lumières (entre le Xe et le XIVe siècle). Ces deux-là nous rappellent donc que la philosophie n’est pas qu’une affaire occidentale, contrairement à ce qu’a affirmé Hegel. Il y a eu une grande époque de la philosophie arabe. De même, il existe une philosophie indienne, chinoise que l’on redécouvre simplement aujourd’hui. Sur d’autres continents, il y a toujours eu aussi des penseurs, métaphysiciens et spéculateurs en tout genre, même si on n’a pas retenu leur nom et oublié leur enseignement. Après la lettre A, je parcours les rayons : B comme Bentham, le père de l’utilitarisme, C comme Confucius, D comme Descartes…

Lettre H : un gros morceau ! On y trouve Héraclite (tout est mouvement), Hobbes (l’homme est un loup pour l’homme), Hume (les idées viennent des sens), Hegel (l’histoire est la longue marche de l’esprit), Husserl (une science des idées est possible : la phénoménologie), Heidegger (l’être humain est plongé dans le temps), sans parler d’Horkheimer (la raison est dominatrice), Habermas (la raison est communicationnelle). On pourrait raconter toute la philosophie à partir de la seule lettre H…
Sautons donc à la fin… W comme Wittgenstein : un sacré numéro celui-là ! Ce solitaire ombrageux a révolutionné la philosophie du début du XXe siècle en rédigeant à trente et un ans une petite brochure au nom imprononçable : le Tractacus logico-philosophicus. À sa mort, on retrouvera dans ses papiers des manuscrits qui remettent en cause ses premières idées sur le langage et qui relanceront le débat sur la nature du langage.

Après W, X… comme Xénophon. Non, ce n’est pas le nom d’un instrument de musique, c’est un philosophe guerrier (ils ne sont pas nombreux !). Durant les batailles, il consignait ses idées en écriture rapide, et à ce titre on le considère comme l’inventeur de la sténographie.
Y comme… Yang Shu, un penseur chinois du IVe siècle avant J.-C. (oui la philosophie est aussi chinoise). Yang Shu était profondément pessimiste, il pensait que la vie ne valait pas grand-chose et qu’elle menait à une mort qui n’était que pourriture…

On arrive enfin à Z comme… Zénon d’Elée. Les fameux « paradoxes de Zénon » affirment qu’en toute logique Achille, bien que bon coureur, n’arrivera pas à rattraper la tortue partie juste avant lui. Le philosophe pose parfois des casse-têtes intellectuels redoutables et apparemment insolubles. Kant nous expliquera d’où viennent ces étranges paradoxes de la raison pure. Mais patience. J’ai justement sauté Kant et tous les autres K (Kierkegaard, Kuhn, etc.) trop pesants pour l’instant.

Une galerie de portraits : voilà donc ce qu’est la philosophie si l’on s’en tient au who’s who officiel. On remarquera au passage deux choses. 99 % des philosophes sont des hommes. Hannah Arendt est l’une des rares à sortir du lot. Depuis peu, la profession s’est tout de même beaucoup féminisée. La plus connue d’entre elles s’appelle Judith Butler. Paradoxalement il n’est pas sûr qu’elle accepterait d’être cataloguée parmi les femmes ! J. Butler est la principale théoricienne de la théorie Queer qui affirme ainsi que les genres – « femmes », « hommes » – sont des catégories mentales arbitraires et construites socialement. C’est une autre particularité de la philosophie : elle adore s’attaquer aux idées reçues.

Profitons-en pour souligner que nombre de philosophes contemporains se plaisent à « déconstruire » les catégories de pensée. La déconstruction (inventée par Heidegger) et promue par Jacques Derrida (une autre grande figure de la pensée contemporaine) consiste à s’attaquer aux systèmes forgés par d’autres. Les philosophes sont parfois de vilains garnements. Nietzsche voulait « philosopher à coup de marteau » pour s’attaquer à tout ce qui avait été fait avant lui.

La philosophie est donc bien une affaire « d’auteur(e)s ». Ils se suivent et ne se ressemblent pas tout à fait. En cela, elle se ­rap­­­proche plus de la peinture ou la littérature que de la science. Nul ne songerait à classer les livres de scientifiques par auteurs. En biologie ou chimie, la science de la Renaissance dépasse celle de l’Antiquité mais elle est aujourd’hui dépassée ou intégrée dans les sciences contemporaines. En philosophie, rien n’est jamais périmé. Nul ne peut dire que Pascal est supérieur à Descartes, ou que Bergson a supplanté Spinoza. Les auteurs semblent à la fois incommensurables et indémodables. Au XXIe siècle, on peut encore s’afficher platonicien (j’en connais !), spinoziste (j’en connais aussi) ou même thomiste (oui, ça existe). Le temps n’a pas de prise en philosophie : c’est sa force ou sa faiblesse, comme on voudra.



De la métaphysique
à la corrida

Laissons de côté les auteurs pour nous intéresser aux objets d’étude. La marque de la philosophie, c’est d’affronter les « grandes questions » : « Qu’est ce que la vérité ? » ; « Qu’est ce que le mal ? » ; « Y a-t-il un sens de l’histoire ? ». La conscience, le beau, le langage, le temps, l’art, etc. : la philosophie adore les grandes énigmes.

Bref, la philosophie est censée toucher à l’essentiel. Voilà pourquoi elle fascine, attire, intrigue et suscite la passion. On s’est tous posé de telles questions. Très tôt les enfants se demandent ce qu’est la mort, si l’univers a un début (et qu’y avait-il avant ?). Oui, les enfants sont spontanément philosophes. Les vieux aussi d’ailleurs : les cafés philosophiques et conférences publiques sont remplis de vieux messieurs et vieilles dames qui cherchent encore des réponses à ces éternelles questions. Tout le monde s’interroge. Tout le monde fait de la philosophie : même sans le vouloir ou sans le pouvoir.

Le propre des questions philosophiques est d’être graves et sérieuses. Les titres imposants en témoignent : Être et Temps (Heidegger), L’Être et le Néant (Sartre), La Phénoménologie de l’esprit (Hegel), le Discours de la méthode (Descartes), L’Évolution créatrice (Bergson), l’Éthique (Spinoza). C’est du lourd ! (3)

Lourd et difficile. On est attiré par ces grandes questions en espérant y trouver des vérités profondes. Hélas, elles sont souvent hors de portée. Car, il faut aussi le dire, une grande partie de la production philosophique est faite pour des initiés. Et même les spécialistes s’y cassent les dents. Ouvrez Kant, Leibniz, Heidegger, Husserl, Wittgenstein, on s’y cogne à une prose obscure, des démonstrations tortueuses, des développements sans fin, et les concepts se prêtent à mille interprétations différentes. Du coup, l’essentiel de la littérature philosophique consiste à commenter et essayer de démêler ce qu’ont voulu dire les autres philosophes. Comme pour la religion ou la psychanalyse, la philosophie est exégétique.

Heureusement, il existe quelques auteurs limpides (Pascal en est un), des sujets moins pesants. Récemment certains philosophes ont délaissé les grandes questions et les grands systèmes pour s’intéresser à la cuisine, la corrida, la marche à pied ou même les séries télévisées. On dit que « tout est bon dans le cochon ». En philosophie aussi : tout est bon à penser.

Reste que la philosophie est souvent difficile à digérer : c’est compact, sérieux et rarement léger. Sauf pour quelques exceptions. Voltaire est drôle et son Dictionnaire philosophique est jubilatoire. Nietzsche nous arrache parfois des sourires avec son Gai Savoir. (Mais la plupart du temps, il est surtout rageur, ronchon et ennuyeux). Cioran est le plus pessimiste mais il sait manier l’humour noir : De l’inconvénient d’être né est le titre de son plus fameux essai. Par contre, attention ! on ne s’amuse pas du tout en lisant Le Rire de Bergson. C’est aussi ennuyeux et rébarbatif que Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient de Freud.

Faute d’être drôle, la mode est en ce moment de faire de la philosophie « légère » : « petite philosophie à l’usage de… » ou « la philosophie expliquée à ma petite fille ». Mais cela, diront les spécialistes sourcils froncés, ça n’est pas de la philosophie, c’est du commerce.

Sauf exception, la philosophie se consacre donc à des questions vastes, dans un vocabulaire difficile, apportant des réponses parfois obscures à des questions sans fin. Elle peut faire de l’ontologie (la question de l’être), de la philosophie morale (le bien et le mal, le juste et l’injuste, l’égoïsme ou l’altruisme), de la philosophie de l’esprit (la pensée, comment ça marche ?), de l’épistémologie (qu’est-ce que la science ?), de la philosophie politique (y a-t-il des régimes meilleurs que d’autres ?). Il y a aussi une esthétique (la question du beau), une philosophie du langage, de la logique, de l’histoire. Sans parler de la métaphysique qui fait son retour et n’hésite pas à reposer la question la plus déroutante qui soit : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?




Résumons donc notre parcours. La philosophie offre de multiples visages : du professeur au moraliste, du métaphysicien à l’intellectuel engagé, de l’érudit à l’encyclopédiste. Elle est faite d’une galerie de grands auteurs et d’autres moins connus, ainsi que de spécialistes qui commentent les précédents. Elle couvre un champ immense – de l’art de vivre à l’ontologie en passant par la philosophie de la cuisine. Elle est apparue sur plusieurs continents et a traversé les époques… Elle est faite de millions de livres.
Nous voilà donc devant notre imposante bibliothèque, la main prête à se lever pour prendre un premier livre. À partir de là deux questions surgissent à l’esprit :

Par quoi commencer ? Et d’abord : le jeu en vaut-il la chandelle ?

S’il s’agissait de s’initier à la physique par exemple, on ne serait pas saisi par un tel doute. Certes, en physique, il y a des débats à propos du big bang, de la théorie de la relativité, dont on sait bien que ces modèles seront un jour dépassés ou intégrés dans une théorie plus vaste. Mais on dispose tout de même d’un socle assuré : avec la physique, quand même, on fait voler des avions, on éclaire les maisons, on construit des ponts. Du solide donc.

Mais en philosophie ? Aristote est-il supérieur à Platon ? Descartes est-il « dépassé ? ». Hegel est-il crédible ?

Comment se fait-il que les philosophes ne s’accordent jamais entre eux sur un savoir minimum, quelques acquis solides qui nous permettraient d’avancer en partant des bases admises par tous ? Comment se fait-il que des gens si intelligents, ouverts d’esprit, si rigoureux dans leurs belles démonstrations n’arrivent jamais à s’entendre entre eux ?

Le problème avait justement hanté Kant. Il en a fait le point de départ de sa Critique de la raison pure. Pourquoi, se demande-t-il, ne parvient-on pas à établir des vérités communes en philosophie comme c’est le cas en mathématiques ou en physique ?

La réponse de Kant est la suivante : la raison ne peut s’empêcher de poser des questions auxquelles elle est incapable de répondre. Il est impossible de répondre à cette simple question d’enfant « qu’y avait-il avant le début du monde ? » ou « Dieu existe-t-il ? » car Dieu, le temps, le bien, le mal, l’être, la liberté, le bonheur sont des catégories métaphysiques créées par la structure de notre esprit. On voudrait percer leur mystère, comme s’il appartenait au monde alors que ce sont des constructions mentales. (4)

Dès lors, il faut retourner le questionnement philosophique non pas vers le monde mais vers nous-mêmes pour comprendre comment nous pensons. Précisément, il faut décrire les structures de la pensée avant de comprendre ses capacités et ses limites.
La première question à se poser est donc : « Que puis-je savoir ? » C’est le point de départ de toute philosophie. Mais la philosophie ne se résume pas à la question de la connaissance. Philosopher, c’est aussi s’interroger sur le sens de sa vie, sur ses engagements, la possibilité d’un salut, sur la possibilité d’un monde meilleur, sur la nature humaine.

Si l’on poursuit patiemment la lecture de sa Critique de la Raison pure, on tombera d’ailleurs sur une formule célèbre qui résume tout le projet kantien :

« Tout l’intérêt de ma raison se concentre dans les trois questions suivantes :

1. Que puis-je savoir ?

2. Que dois-je faire ?

3. Que m’est-il permis d’espérer ? »

À plusieurs reprises, il citera ces questions comme les clés d’entrée, résumant pour lui tout le champ de la philosophie. Puis, à la fin de sa vie, il rajoutera une quatrième question censée résumer toutes les autres : « Qu’est-ce que l’homme ? ». (5)


Les quatre questions :
un guide philosophique

Toute la philosophie en seulement quatre questions ! Kant nous propose un fil directeur…Peut-on vraiment parcourir l’immense champ de la pensée philosophique en suivant cette piste ? Pourquoi pas ?

Il faudra sans doute réaménager un peu le découpage proposé par Kant : la philosophie de son temps n’est plus celle d’aujourd’hui. Il accordait beaucoup de place à la métaphysique et à la théologie : elles sont devenues marginales. Il abordait la dernière question (qu’est-ce que l’homme ?) à une époque où les sciences humaines n’étaient même pas nées, etc. Mais on peut aujourd’hui les prendre en compte. Finalement les quatre questions peuvent tout de même constituer un bon fil directeur.



Que puis-je connaître ?

Cette première question relève de la philosophie de la connaissance. Et la tradition philosophique lui a apporté quelques grandes réponses :
1. La philosophie comme accès à une vérité.

C’était l’idée de Platon, et sa théorie des « Idées ». Celle de Spinoza, et sa connaissance du « troisième genre », qui est une sorte de révélation mystique (où foi et raison fusionnent) ou encore Hegel et sa science de la logique (sorte d’encyclopédie de concepts universels).
2. La philosophie comme méthode.

Pour d’autres, la philosophie ne peut être qu’un art de la pensée conduisant au progrès des connaissances, mais ne garantissant jamais une vérité ultime. Voilà ce que pensent empiristes, rationalistes, phénoménologues, dialecticiens, ou philosophes des sciences, etc. Tous ceux qui croient que la philosophie est utile pour bien guider sa pensée. Le Discours de la méthode de Descartes est fondé sur la seule raison. Pascal, son grand ennemi, pense qu’une pensée juste doit marier « l’esprit de finesse » et « l’esprit de géométrie ». Kant critique les trop grandes ambitions de la raison pure, mais croit à son usage contrôlé.

3. La philosophie comme pensée critique.

Toute une tradition considère enfin que la démarche philosophique est un viatique contre les idées reçues, qu’elle sert à démasquer les faux-semblants et à se prémunir contre les systèmes. Sa mission serait de cultiver l’esprit critique et de prôner la vigilance. Socrate, les sceptiques, les nominalistes, et les théoriciens de la déconstruction pensent tous cela.



Que dois-je faire ?

La seconde question nous renvoie à l’action, à l’engagement et à la grande interrogation : que dois-je faire de ma vie ? À partir de là, il est possible de rassembler les réponses autour de trois postures réponses fondamentales.

1. Il y a ceux qui, comme Aristote, pensent que le bonheur est le but de toute vie humaine. Mais où le trouver ? Les réponses se répartissent autour de quelques sagesses canoniques, l’hédonisme, l’épicurisme, le stoïcisme et leurs versions orientales (bouddhisme, confucianisme, taoïsme).

2. Il y a ensuite ceux qui pensent que la vie doit être tournée vers l’action. Vivre, c’est « s’accomplir » ou accomplir quelque chose. Et ce n’est pas forcément synonyme de bonheur. On peut s’accomplir dans le travail, l’art ou la politique. Mais en sachant que la réalisation de ses projets suppose aussi de la souffrance, de l’ascèse, des épreuves, Nietzsche est le représentant emblématique de cette philosophie de l’action.

3. On peut décider enfin de ne consacrer sa vie ni au bonheur (but méprisable pour Kant) ni à l’accomplissement de grands projets : bien mener sa vie, c’est aussi tout simplement vouloir faire le bien, ou « être quelqu’un de bien ». Telle est la grande question de la philosophie morale…



Que m’est-il permis d’espérer ?

Que l’on choisisse le bonheur, l’accomplissement ou la volonté de faire du bien, reste encore à savoir si le jeu en vaut la chandelle. Le bonheur est-il possible ? Est-il de ce monde ? La question de Dieu et du salut dans l’au-delà a hanté une partie de la philosophie moderne à une époque où les philosophes s’employaient à démontrer l’existence de Dieu ou au moins la nécessité d’y croire, comme Pascal. Mais quand, au XIXe siècle, Nietzsche a annoncé la « mort de Dieu », la question du sens de la vie a pris un nouveau chemin. Les philosophes se sont alors posé la question de la liberté, de l’engagement sous un nouveau jour. L’existentialisme et les pensées de l’engagement ont pris le pas sur l’ancienne théologie en déclin. Les grands enjeux humains étaient ramenés sur terre.

Il faut aussi mentionner ceux qui donnent à la philosophie une visée collective. Un monde meilleur est-il possible ? Et si oui, comment l’atteindre ? Par la construction un nouvel État de droit ? Un nouveau contrat social ? La révolution ? Ou seulement le moins pire des régimes ?
La philosophie politique a été jalonnée encore par une lignée de penseurs comme Rousseau, Hobbes, Marx ou encore Hannah Arendt qui, chacun, ont proposé leur réponse à ces grandes interrogations.



Qu’est-ce que l’homme ?

À la fin de sa vie Kant a finalement résumé tous les champs de sa philosophie à une dernière question : qu’est ce que l’homme ? Tout conduisait à cela : car enfin, on ne peut pas répondre à la question de ses capacités mentales (que puis-je savoir ?), le but de sa vie (que dois-je faire ?), le champ des possibles (que m’est-il permis d’espérer ?) sans d’abord savoir qui est l’être humain et de quoi il est capable.

Depuis longtemps déjà, des réponses avaient été apportées. On avait dépeint l’être humain comme un animal politique, un animal rationnel, un animal moral, un être libre ou au contraire enchaîné par ses instincts, ses besoins et dominé par ses passions. On a vu en lui un être biface : mi-ange mi-bête… Puis, avec l’avènement des sciences humaines, de nouveaux modèles sont apparus : l’homme c’est la culture, l’homme c’est le langage, l’homme c’est le désir, etc.

Et la redécouverte récente des animaux a encore changé la donne en remettant en cause toutes les frontières que les humains s’étaient échinés à trouver pour se distinguer du reste de la création…


Un fil d’Ariane
dans les dédales de la pensée

Finalement, à partir des quatre questions de Kant, on arrive à parcourir une bonne part du champ philosophique. On tient donc là un fil d’Ariane qui permet de circuler dans le dédale des théories, des auteurs, des livres et des grandes problématiques, sans trop s’y perdre. À chaque grande question correspondent quelques grandes réponses : l’énigme de la connaissance (que puis-je savoir ?) mène dans trois directions : la voie de la vérité, celle de la méthode, celle de la pensée critique. Le dilemme de l’action (que dois-je faire ?) conduit à choisir entre le bonheur, l’action ou la morale. La question de l’espoir (que puis-je espérer ?), conduit à la recherche du salut, à l’angoisse de la liberté, ou à la quête d’un monde meilleur, etc.

Et chaque réponse mène à son tour à des réponses qui sont représentées par un nom, un auteur, un visage. On les interrogera pour connaître leurs réponses aux questions qui nous taraudent. On écoutera leur réponse, on en tirera le meilleur parti, puis on reprendra notre chemin. Les grands philosophes – les Socrate, les Aristote, les Descartes, les Kant ou les Nietzsche et tous les autres – sont des références incontournables, non par dévotion, non pas forcément parce que leur réponse est la bonne, ni même la plus importante, mais simplement parce qu’elle a fini par s’imposer comme une formule canonique, une référence, un modèle.

Que leurs réponses soient vraies ou fausses, utiles ou inutiles, actuelles ou dépassées est une autre affaire. À chacun de choisir. Mais elles ont la vertu de baliser le champ de la pensée, de fournir des concepts, des paradigmes, des modèles explicatifs nécessaires à la pensée. Les grandes théories philosophiques synthétisent chacune une vision du monde. Et comme nous sommes tous en quête de vision du monde, voilà pourquoi la philosophie nous attire tant. La pensée a horreur du vide.

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