Quelques pistes au sujet de l'esthétique

Les enjeux de la notion – une première définition



            Lorsque nous nous posons la question de savoir ce qu’est l’art, la définition que l’on propose est souvent « négative » dans le sens où cette définition est produite par démarcation avec la nature d’une part, avec la technique d’autre part. Il est ainsi possible d’affirmer que tandis que la nature suit des lois purement mécaniques, se plie à un déterminisme physique, l’art quant à lui suppose l’intervention d’un agir qui est libre qui réalise dans l’œuvre une fin qui préexiste à cette œuvre. On peut reprendre ici la distinction que Marx faisait entre l’architecte et l’abeille, le premier agissant selon un plan ou une idée tandis que la seconde, quelle que soit la complexité de son activité, agit mécaniquement. Mais, sans même évoquer le fait que certaines productions de la nature nous semblent animées d’une finalité (ex : les organismes animaux et végétaux, les cristaux), l’exemple précédent dévoile la proximité de l’art et de la technique comme en témoigne la traduction en latin du mot grec technê (la technique) par ars. LE DESIGN ALLIE LES DEUX. Cependant, ce que vise la technique c’est l’utilité de son produit dans les activités humaines. Or, de ce point de vue, c’est une condition de l’œuvre d’art qu’elle soit « inutile » ou plus exactement désintéressée. On ne peut même pas dire que le plaisir esthétique (le « c’est beau ») soit un sentiment agréable (« utilité » pour le corps, les sens). Enfin, ce « plaisir » se distingue du sentiment d’un accomplissement du « bon », au sens d’un devoir moral. On comprend que l’ensemble de ces oppositions « négatives » de l’art à la nature, à la technique et même, du moins parfois, à la morale, dévoile ce qu’il y a de spécifique, de proprement « positif » dans l’activité artistique. Cependant, la question « à quoi reconnaît-on une œuvre d’art » reste ouverte. Est-ce le jugement esthétique du spectateur ou du critique qui doit fournir le critère de l’œuvre d’art ? Ne serait-ce pas au contraire la nature, le caractère de l’artiste, son génie qui en serait la mesure, l’art devant être jugé du point de vue de la création et non de la réception ? Ou n’est-ce pas l’œuvre elle-même qui se dévoile en tant que telle, se détachant du monde des choses et des outils ?  Enfin, qu’en est-il de la relation de l’art aux idées, et par conséquent à la philosophie ?  


La condamnation de l’art



« L’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; et cependant, s’il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu’il aura donné à sa peinture l’apparence d’un charpentier véritable. » Platon, La République



            La dernière question qui s’offrait à nous dans notre introduction fut la première que souleva la philosophie de l’art, avec Platon. Il est cependant difficile de parler d’une « philosophie de l’art » en tant que c’est à une condamnation extrêmement sévère que se livre le philosophe athénien qui, dans La République, la citée idéale, bannit le poète de la cité. Avant de chercher à comprendre le sens de cette exclusion, de ce « refoulement », il faut rappeler que le mot art tel que nous l’utilisons aujourd’hui (au sens des « beaux-arts ») n’existe pas chez Platon : peinture, poésie et musique ne forment qu’une partie de la technê.



Platon va définir l’art comme mimêsis, imitation. Prenons un exemple : lorsque je vois une chose singulière, par exemple un cheval, et que je dis « c’est un cheval », ce que je reconnais c’est l’être, l’essence, la forme ou encore l’Idée de cette chose. L’idée, c’est ce qui dans la chose est permanent, non soumis au devenir, au changement à la corruption, etc. Un cheval est un produit de la nature mais qu’en est-il du produit de l’artisan ? Celui-ci, lorsqu’il fabrique un lit par exemple, se tourne vers l’Idée (inaltérable, intemporel) du lit comme vers un modèle à imiter et ainsi il produit des choses utiles aux hommes. Dans le texte de Platon, Socrate nous demande ensuite de nous imaginer ce que serait un homme capable de produire toutes les choses du monde et même les dieux. Ironiquement, il affirme que cet homme existe et que toute son œuvre consiste à promener un miroir. Le reflet des choses dans le miroir (le tableau du peintre) est bien en un certain sens une production de celle-ci (poïesis) mais ce ne saurait être une fabrication comme celle de l’artisan. C’est une production des choses « dans leur apparence » et non dans leur vérité. Certes, il est vrai que l’artisan lui-même ne produisait pas l’idée du lit, mais ne faisait que la copier (et nécessairement la « déformer »). Mais affirme Platon, le peintre est à une plus grande distance de la vérité ou de l’Idée que ne l’est l’artisan car celui-ci (pour que son lit remplisse bien la fonction de lit) devait copier l’Idée dans son entièreté, son unité, tandis que le peintre se contente de ne représenter que certains des aspects. Le peintre n’imite pas la réalité (l’Idée) mais l’apparence (les choses sensibles). Il imite ce qui n’est déjà qu’une « incarnation » imparfaite de l’Idée. Il en va de même pour le poète.



Selon Platon, le peintre et le poète sont, à l’instar des sophistes, des illusionistes. Ils ne livrent aux spectateurs que des apparences, des simulacres mais ceux-ci exercent une profonde fascination, ils s’emparent des corps, de la sensibilité et par là même détourne de la Beauté qui est purement intelligible. La musique est jugée plus favorablement par Platon dans la mesure où elle est un instrument de l’éducation morale des jeunes Grecs. Cependant, cela ne compense aucunement ce que l’on doit bien appeler une condamnation générale de l’art chez Platon (et Socrate). Pour connaître le Beau, il est ainsi nécessaire de quitter le domaine de l’art, de la mimêsis pour peut-être retrouver la figure d’Éros qui est amour de la Beauté.



Du jugement esthétique à la science de l’art



En droit on ne devrait appeler art que la production par liberté, c’est-à-dire par un libre-arbitre, qui met la raison au fondement de ses actions. On se plaît à nommer une œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire  régulièrement construits) mais ce n’est qu’en raison d’une analogie avec l’art ; en effet, dès que l’on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion proprement rationnelle, on déclare aussitôt qu’il s’agit d’un produit de la nature (de l’instinct), et c’est seulement à leur créateur qu’on attribue l’art en tant qu’art. » Kant, Critique de la faculté de juger.



            C’est à partir du 18ème siècle que la réflexion sur l’art acquière un rôle fondamental dans la pensée philosophique, et cela a lieu par son identification avec l’esthétique. L’esthétique (du grec aisthesis, sensation) désignait jusqu’alors, en allemand la science de la sensibilité. Mais Baumgartner, dans son Aesthetica, fait de l’esthétique l’étude du Beau. Cette discipline traite du goût et de sa culture ou de sa formation chez les individus : le Beau est une perfection saisie par les sens. À la même époque en France, Diderot, que l’on qualifie souvent de premier « critique d’art » étudie lui aussi les manières et les goûts. Bien qu’aucune entrée ne soit réservée au terme esthétique dans l’Encyclopédie, on remarque une grande proximité dans les préoccupations de la pensée de l’art.



            C’est dans ce contexte que s’inscrit la pensée de Kant qui va profondément renouveler la réflexion sur l’art. Pour comprendre l’esthétique, il faut la penser en tant que jugement. La faculté de juger est ici le point de départ de la pensée kantienne. Cette faculté permet de lier le particulier à l’universel. Mais ceci peut être réalisé de deux manières distinctes. Dans le cas où l’universel est connu, donné avant le particulier, ce dernier n’est qu’une exemplification de la loi. On a alors affaire à un jugement déterminant. Dans le cas où le particulier précède l’universel, où celui-ci est à découvrir, on est en présence d’un jugement réfléchissant. Le jugement déterminant porte sur les objets naturels et consiste dans une application des concepts a priori (avant toute expérience) de l’entendement à ces objets. Le jugement réfléchissant pose quant à lui de nombreuses difficultés comme nous allons à présent le montrer.



            Le propre du jugement du goût, selon Kant, est de tendre à l’universalité et non simplement de considérer, à part soi, les choses comme agréables. On a coutume aujourd’hui de dire que le goût est très relatif ; il n’empêche pas moins que lorsqu’on nous disons « c’est beau », nous ne pensons pas que cette appréciation ne vaut que pour nous-mêmes. Le goût ne peut cependant pas être ramené à une connaissance a priori car il suppose d’être cultivé ; les règles du jugement de goût évoluent, s’affinent et ne peuvent être soumis à des principes rationnels (la conception « psychologique » de Kant s’accorde sur ce point avec celle de la plupart de ses contemporains). Kant ne veut pas même parler d’esthétique (il n’utilise ce terme que pour l’intuition du temps et de l’espace qui prend part à la connaissance objective) car l’étude du jugement de goût ne peut être une science du sensible. Et pourtant, il n’entend aucunement céder à un quelconque empirisme qui manquerait à coup sûr la tension des jugements esthétiques vers l’universel.



            Pour résoudre ces questions, Kant s’intéresse au domaine principal où s’exerce le jugement réfléchissant, le domaine des jugements esthétiques sur le beau et le sublime dans la nature et dans l’art. Intéressons-nous à la catégorie du beau.  Ce qui caractérise celui-ci affirme Kant, c’est tout d’abord qu’il est désintéressé ; en effet, le jugement de goût n’est pas un jugement sur l’objet mais un rapport à la représentation et à l’affect qu’il fait naître en nous ; c’est une question de plaisir qui n’a rien à voir avec la consommation (animale) de l’objet ou avec son évaluation morale. Deuxièmement, « est beau ce qui plaît universellement sans concept ». Puisque, d’après la remarque précédente, le jugement esthétique se détache de toute considération de l’utilité personnelle, alors il peut être considéré comme valant pour tous ; ce jugement pose donc une universalité subjective. Troisièmement, le beau est une finalité sans fin. Il témoigne d’un plan, d’un projet (à l’instar par exemple la construction d’un pont) mais elle n’a pas de fin en ce sens qu’il ne vise rien au-delà de lui-même (à la différence du pont qui permettra de traverser la rivière).



            Kant affirmait qu’il ne pouvait y avoir d’esthétique, de science du beau. Hegel s’oppose à Kant en donnant lieu à ce qu’il appelle une science ou philosophie du « beau artistique ». Le problème de Kant selon Hegel est d’être resté à un point de vue subjectif, au lieu de traiter du beau comme une Idée présente dans la réalité, dans les œuvres. L’art est une manifestation de l’esprit (Geist) se réalisant historiquement, et celui-ci n’est aucunement sujet individuel comme l’est la conscience. Mais puisque l’esprit est radicalement différent de la nature, alors le beau naturel est irrémédiablement inférieur au beau artistique (ce qui n’était pas le cas chez Kant). Ceci implique donc que l’art ne saurait être une imitation de la nature. L’art est proprement humain, et c’est le propre de l’homme de nier la nature. Si l’art peut être objet de science, c’est qu’il est tout comme celle-ci une œuvre de l’esprit. Pour Hegel, la signification de l’art n’est pas donnée d’emblée ; l’idée du beau se déploie elle-même et se réalise dans l’histoire, dans l’art symbolique, puis classique et enfin romantique. Mais l’art, dans la culture moderne est mourrant, il n’a plus de caractère vital, il est simplement objet de réflexion, il est dominé par l’abstraction. C’est la fin de l’art.



Qu’est-ce qu’un artiste ?



« L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l’ivresse c’est, en vue de la suprême volonté et de l’apaisement de l’Un originaire, la puissance artiste de la nature tout entière. » Nietzsche, La naissance de la tragédie.



Il est possible d’affirmer que depuis le 19ème siècle, l’accent a été porté dans la réflexion esthétique, sur le « faire » même de l’artiste, sur sa création et parfois même sur son être, sa nature. Certes Kant, à la fin du 18ème siècle, évoquait déjà le génie comme « disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne les règles à l’art »,   mais de telles considérations demeuraient marginales. Il en va tout autrement au siècle suivant comme en témoigne par exemple ceci que les artistes deviennent eux-mêmes des théoriciens de l’art. Ainsi en va-t-il notamment de Delacroix, prônant l’art idéaliste (contre l’art réaliste) en tant que manifestant les puissances de l’imagination. L’artiste pour Delacroix va au-delà de la nature, il est créateur, son art est l’expression de son âme. Ce qui importe, ce n’est pas le sujet du tableau, mais les émotions de l’artiste.D’une manière similaire, Baudelaire, en lecteur de Poe, présente l’imagination constructive comme une faculté supérieure. Baudelaire s’oppose à la conception platonicienne du Beau comme permanent, universel, immuable ; au contraire le Beau est pour lui toujours individuel, le transitoire, l’artificiel. Notons dès à présent qu’au 20ème siècle, ce pouvoir de l’imagination sera remis en cause par Alain. Selon lui, l’imagination est illusion ; elle ne saurait dévoiler ce qui est absent, montrer ce qui ne peut se voir. L’œuvre d’art est au contraire une réponse à l’impuissance de l’imagination, une tentative pour pallier à sa faiblesse. Le monde intérieur des images n’existe pas ; il n’y a rien d’autre que des réactions corporelles et émotionnelles sans « forme » ; c’est leur extériorisation, leur « dessin » qui seule les ordonne ; l’art est avant tout une pratique pour discipliner les passions.



C’est Nietzsche qui a accordé le rôle le plus fondamental à l’art dans la philosophie. Pour lui, le philosophe doit être philosophe-artiste. Dans La naissance de la tragédie, il pose les deux principes de l’esthétique, Apollon et Dyonisos, qui répondent à deux pulsions fondamentales, le rêve et l’ivresse. Apollon représente l’individualité, l’ordre, la forme la mesure, le règne humain. Dyonisos manifeste quant à lui la réconciliation de l’homme avec la nature, la ruine de son identité, la démesure. On peut ainsi penser comme Schiller que l’art des Grecs se caractérisait par le calme, la sérénité, la grandeur. Tout au contraire, la figure de Dyonisos dévoile ce qu’il y a de terrifiant dans la nature, le lot de souffrances qu’elle promet à chacun. Les catégories esthétiques de Nietzsche sont des catégories métaphysiques car Dyonisos révèle ce qu’est la nature, un pouvoir de métamorphose, de devenir, de création et donc de destruction. Il révèle la volonté (non individuelle) unique qui gouverne le monde. Parmi les arts, Nietzsche, à la suite de Schopenhauer accorde un privilège incontestable à la musique qui ne participe plus au monde des formes d’Apollon mais n’est rien d’autre que le langage de la volonté, c’est-à-dire de la nature. Tout l’intérêt que Nietzsche porte alors à la tragédie attique repose sur ceci qu’elle a su réconcilier Apollon et Dyonisos afin que l’ivresse ou l’extase dionysiaques ne se transforme pas en dégoût, en impuissance mais au contraire exprime son pouvoir de métamorphose sur la foule des spectateurs. Ce n’est ainsi que l’art sera la véritable philosophie, le grand transfigurateur de l’existence, qui affirme celle-ci au lieu de la nier ascétiquement (ce que fait la morale, c’est-à-dire le platonisme et le christianisme). La pensée artistique de Nietzsche est une pensée qui exhorte l’homme à devenir artiste, ou même à devenir sa propre œuvre d’art. C’est pourquoi il peut écrire : « L’artiste ne parle qu’à des artistes ». Il n’y plus lieu de distinguer le créateur et le spectateur des œuvres artistiques. Le véritable artiste, c’est dit-il celui qui donne une forme et une loi au chaos de pulsions en lutte qu’il est. L’esthétique est corporelle, elle devient une « physiologie appliquée »



L’œuvre d’art et la technique



« De même en effet, qu’à l’âge préhistorique la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait un instrument magique de cette œuvre d’art, dont on n’admit que plus tard, en quelque sorte le caractère artistique, de même aujourd’hui la prépondérance absolue de sa valeur d’exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celles dont nous avons conscience – la fonction artistique – apparaisse par la suite comme accessoire. Il est sûr que, d ès à présent, la photographie, puis le cinéma, fournissent les éléments les plus probants à une telle analyse. » Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.



            Dans notre introduction, nous soulignions ce qui opposait l’art à la technique. Cette question, qui a accompagné l’histoire de la philosophie de l’art, devient tout à fait cruciale au 20ème siècle. Nous le voyons par exemple avec Alain qui, à la suite de Kant, situe l’artisanat entre l’industrie et l’art. À l’instar de la première, l’artisanat consiste à suivre des règles mais conformément à la seconde, il nécessite l’improvisation et en cela possède une dimension esthétique. On demeure ici dans une conception relativement classique des relations entre art et technique qui ne prend pas réellement acte de l’intrusion de la seconde dans le premier que manifeste par exemple la naissance de la photographie. Benjamin a lui pensé avec acuité les transformations induites par ce qu’il appelle la « reproductibilité technique » des œuvres d’art, destructrice de leur aura. Cette reproductibilité qui détruit l’unicité de l’œuvre, qu’on pouvait penser fondamentale, fait de celle-ci un objet parmi les autres, et de l’art, originellement sacré, un phénomène de masse.



            Dans la philosophie de Heidegger, la pensée (critique) de la technique est un aspect essentiel ; sa réflexion sur l’œuvre d’art, opposée non seulement à la chose mais aussi à l’outil, en témoigne. La première question de Heidegger porte sur l’origine de l’œuvre d’art. On peut certes dire qu’une œuvre d’art a son origine dans le travail de l’artiste, mais l’artiste n’est lui-même artiste que par son œuvre. Il doit donc y avoir un terme qui précède l’œuvre et l’artiste, qui est leur origine ; ce terme c’est « tout simplement » l’art. Mais, dira-t-on, pour savoir ce qu’est l’art, il faut connaître, au moins, une œuvre d’art. Nous trouvons donc dans un cercle qu’il ne faut pas refuser mais au contraire parcourir. Le point de départ de la réflexion sera la question : Qu’est-ce qu’une œuvre ? L’œuvre, écrit Heidegger, a été considérée traditionnellement comme une chose, c’est-à-dire comme une matière ayant reçu une forme, comme ayant certaines propriétés, etc. Intéressons au couple matière-forme qui chez Aristote caractérise toutes les choses singulières, qu’elles soient produites de la nature ou de l’homme. Cette conception, dit Heidegger, s’origine dans la technique (la construction d’une cruche par exemple) dans laquelle la matière est modelée, ajustée à une certaine fonction. La forme y ordonne la matière pour donner à un outil se caractérisant par son utilité.



L’erreur des philosophes a été, selon Heidegger, d’étendre la conception de la matière informée d’une part, à la chose naturelle, d’autre part à l’œuvre d’art. Heidegger ajoute que, malgré ce privilège donné à l’outil, l’être de celui-ci demeure masqué dans la mesure où un outil n’est réellement efficace que lorsqu’il se fait oublier, lorsque sa manipulation ne requiert pas de lui porter attention. Ce qui est alors masqué, c’est l’appartenance de l’outil au monde humain. C’est l’œuvre d’art qui va dévoiler cette appartenance qui n’est rien d’autre que la vérité de l’outil. Heidegger prend l’exemple de la peinture de Van Gogh représentant des souliers. La vérité ou être de ces souliers, c’est le monde du paysan et la terre qu’il laboure et c’est là précisément ce que révèle l’œuvre d’art. Celle-ci a donc pour Heidegger deux aspects essentiels : elles révèlent un monde et elles révèlent la Terre, ces deux mots ne devant pas êtres entendus dans le sens courant mais explicités. Le monde n’est pas un objet mais l’esprit d’une époque, un espace de sens proprement humain. Quant à la terre, elle le « lieu » ou la « matière » de l’œuvre, le « fond originel » d’où elle surgit, la nature primitive que masquent les objectivations scientifiques et techniques.  



Ce qu’il faut retenir



-         L’art comme imitation : Pour Platon, le travail de l’artisan consiste à copier ou imiter l’Idée, éternelle, immuable, d’une chose. L’artiste procède également par imitation mais ce qu’il copie c’est la chose sensible, c’est-à-dire une reproduction déjà imparfaite de l’Idée. Au lieu de se rapprocher de la vérité, il augmente la distance qui le sépare d’elle.



-         Le jugement de goût : Pour Kant, l’art relève du jugement réfléchissant s’opposant au jugement déterminant. Ce dernier est mis en œuvre dans le discours scientifique et consiste à appliquer des concepts (universels) a priori à des objets singuliers. Le jugement réflechissant (ex : « c’est beau ») ne peut au contraire présupposer l’universalité. Le beau est désintéressé (l’utilité et l’agréable n’y prennent pas part) ; il plaît universellement sans concept (universalité subjective) ; enfin, c’est une finalité sans fin (il témoigne d’in ordre, d’un plan, mais ne vise rien au-delà de lui-même)



-         La science de l’art : Hegel reproche à Kant d’avoir conservé un point de vue subjectif sur l’art. Or, une science de l’art est possible dans la mesure où l’art est une production de l’esprit (Geist), celui-ci n’étant pas individuel à la différence de la conscience. La science de l’art est historique, car l’idée de l’art se déploie elle-même dans l’histoire jusqu’à l’époque moderne qui signe la fin de l’art.



-         Les puissances de l’imagination :  Delacroix et Baudelaire affirme le primat de l’imagination (constructive) dans l’art. Le sujet premier de l’art ce n’est pas la nature mais l’artiste lui-même, le fond de son âme, ses émotions, etc. Alain critique cette conception en posant que l’imagination est une illusion et que rien d’autre n’est donné, dans le psychisme humain, qu’un désordre des émotions. L’art est l’extériorisation, le geste de mise en ordre et de discipline de ces passions.



-         L’artiste comme œuvre d’art : Pour Nietzsche, les catégories esthétiques sont des catégories métaphysiques. La figure de Dyonisos, essentielle à la tragédie, représente ce qu’il y a de terrifiant, de démesurée dans la nature. La nature, que seule une vision artistique peut supporter et embellir, est pouvoir de métamorphose, de devenir, de création et de destruction. L’artiste, seul homme (voire surhomme) véritable est celui qui parvient à ordonner le chaos des pulsions qui l’habitent. L’esthétique est une « physiologie appliquée ».



-         Art et technique : La question du devenir de l’art à une époque où la technique acquière une place prépondérante est essentielle. Benjamin montre ainsi qu’avec la reproductibilité des œuvres d’art (la photographie par exemple), celles-ci tendent à perdre leur aura, leur caractère sacré.



-         L’œuvre d’art et l’outil : Pour Heidegger la conception traditionnelle de la chose naturelle, de l’outil et de l’œuvre d’art comme composée de matière et de forme provient de l’activité humaine de fabrication dans laquelle une matière est travaillée pour s’adapter à une fonction, et devient ainsi outil. Mais l’usage quotidien des outils masque leur être, leur vérité car l’outil n’est efficace que dans la stricte mesure où il se fait oublier. L’œuvre d’art est ce qui dévoile l’être de l’outil, son appartenance à un monde humain et à une nature primitive (la Terre).

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Indications bibliographiques



Alain, Les arts et les dieux ; Alain, Système des beaux-arts ; Baudelaire, Curiosités esthétiques ; Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ; Hegel, Leçons sur l’esthétique ; Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part ; Kant, Critique de la faculté de juger ; Nietzsche, La naissance de la tragédie ; Platon, La République ;

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